Nouvelles d'un vaste monde
Un personnage de fiction conscient qu'il n'est pas réel, une jolie étudiante qui tue en peignant des portraits, des Russes nostalgiques, des profs à fleur de peau, un étrange auto-stoppeur... Ce sont quelques-uns des éclopés de la vie et fantômes en tous genres qui peuplent ces récits de David Pascaud, dans un monde vaste et clos à la fois, champ des contradictions, mais aussi des possibles d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs.
Treize nouvelles nourries de pulsions assassines, d'amours anéanties, de bribes de souvenirs, d'une humanité inquiète et inquiétante, à la lisière du fantastique.
Éditeur : | Booxmaker | Langue : | français |
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Genre : | Littérature | Sortie : | 23 mars 2013 |
Sous-genre : | Nouvelles | Collection : | Stories |
Biographie
David Pascaud
Давид Паско - Auteur francophone, sans casquette excepté le circonflexe. Roman, nouvelle, poésie, aphorisme, liste de courses, page blanche.
Petite chronologie à rebours...
Février 2021 : Araldus, version audio | Comédien narrateur : Arnaud Boisseaux, conception technique : Romain Pascaud
Septembre 2020 : L'Affaire DeMerks, polar (format e-book), éditions Jerkbook
Mai 2019 : Ethanol macht frei, roman dystopique, éditions Le Lys Bleu (Paris)
Janvier 2018 : Valises, recueil de nouvelles, éditions du Carnet à Spirale (Toulouse).
Octobre 2016 : Des livres et nous des chansons, recueil collectif de nouvelles inspirée des chansons du dernier album des Ducs (www.lesducs.net).
Septembre 2016 : version brochée de Araldus, le maître enchaîné.
Août 2015 : parution en version numérique du roman Araldus, éditions Jerkbook.
2013 : parution en format numérique des Nouvelles d'un vaste monde, éditions Booxmaker.
2004 : participation à la bande dessinée Musique en planches, éditée par Montgorges Phonogrammes.
2003 : coauteur de Poitiers, tranches de villes, avec le photographe Dominique Bordier, éditions Déclics.
Rédacteur de presse (1998-2003) et dans l'édition touristique (2000-2010).
Revue de presse
Les nouvelles numériques de David Pascaud
La Nouvelle République - 18/06/2013
Le premier recueil de nouvelles de l’auteur poitevin David Pascaud vient d’être publié en version numérique. Un marchepied vers le papier ? Plus d'information
Nouvelle du 9e concours "3 heures pour écrire"
Nouvelle sélectionnée au concours francophone "3 heures pour écrire", J. Presse, 2001
Une envie pressante
Ils sont tous là, moral dans les chaussettes mais buste droit, à deux par table, et les tables collées les unes contre les autres, disposées en "u", un grand "U" avec deux angles droits et dont chaque segment est strictement parallèle à un des murs de la classe. U comme Univers, univers carré, géométrique, cartésien. Encadrée par le rectangulaire tableau vert sombre, Madame le Proviseur - Mme Blanchard pour les familiers -, fonctionnariat irréprochable et libido constipée, et sa mâchoire trapézoïdale coordonnent et ordonnent. La voilà qui évoque le cas du dénommé Lopez, la bête noire des secondes D. Il est déjà 18h38 et je sens, et je sais, que je ne serai pas à la maison avant… je préfère ne pas y penser. Lopez, lettre L… Et tous ces fichus M qui ne sont pas passés : Mauricet, Morisson, Martinet, Martineau… et l'autre Martineau aussi, aucun lien de parenté… et Meschraoui… aïe, ça va être longuet, longuet, longuet Meschraoui, c'est sûr… et la p'tite pâlotte là, avec son appareil dentaire… comment déjà… ah oui, Moulineau. Oh purée, et les N, les P, les R… et ce chieur de Zlowinski, l'abonné à tous les fonds : fond de l'alphabet, fond de la classe, près du radiateur, fond de la connerie humaine, fond de la scolarité avec 2 de moyenne en histoire… Oui, en histoire, chez moi, avec Hitler en chef de la Résistance, c'est dire… Parce que pour ce qui est des collègues, je ne sais pas, mais ça ne doit pas être transcendant non plus.
Les collègues. M. Michon, prof de français - lettres modernes qu'il préfère dire -, bouge discrètement la tête à droite, à gauche, en haut, en bas, à droite… Terrible, le mal de nuque de fin de journée de fin de semaine de fin de trimestre. Qu'est-ce qu'elle nous dit la mère Blanchard… Qu'il faut réfléchir sérieusement au devenir de Sébastien Lopez. Successivement, les mots "réfléchir", "sérieusement", "devenir" et "Lopez" me raidissent le corps. Comme des coups de fouet. Je ne suis plus qu'un nerf à taille humaine, affreusement contracté. Lopez. Inadaptable au milieu scolaire le gamin. Et elle veut notre avis la matrone : réorientation vers un CAP basique en lycée professionnel, apprentissage immédiat en entreprise, maison familiale ? Personne n'a d'avis. Seulement le souhait de se barrer dare-dare en week-end. Loin du bahut. Loin de Blanchard. Loin de Lopez. Tout le monde s'en balance de Lopez. Même lui. Toute la semaine, on s'égosille à le faire taire, on se curetonne à lui faire la morale, on l'empoigne pour le faire descendre de sa chaise sur laquelle il s'est mis debout, on s'efforce de corriger "avec humanité et pédagogie" (adage républicain favori de Madame le Proviseur) la platée d'injures qui lui servent de contenu dans ses copies, on se vide la vocation à faire semblant d'y croire, on tente de ne pas s'aplatir devant ce sagouin et le système qui le défend, on essaie de pardonner malgré tout la gomme reçue entre les deux branches de lunettes… Je proposerais volontiers Alcatraz. Autant pour l'efficacité carcérale que pour la distance. Histoire de dérider tout ce petit monde, d'assouplir les zygomatiques et tous les autres muscles de ces corps surtendus. Mais ce serait encore des secondes de perdues.
M. Orsetti, toujours aussi fringant dans son survêtement sans pli, accélère le mouvement. Les profs d'Education Physique et Sportive sont moins stressés que les autres. Loin de la poussière volante des craies, ils se conservent plus longtemps et assistent aux réunions d'enseignants avec un teint de pêche. Orsetti propose une vague école privée mêlant des activités sportives et manuelles dans un département que je ne suis plus en état de situer mentalement. Il y sera bien, Lopez. La mère Blanchard acquiesce. Miracle. On avance. Il est 18h52.
J'ai les jambes raides. Pas que les jambes. Je suis en face de la gracile Mlle Osterman qui, elle aussi, doit ressentir ces insupportables fourmillements car elle décroise ses jambes pour les recroiser illico. De jambe droite sur jambe gauche, nous voilà à jambe gauche sur jambe droite. 18h53. En fait non, on n'avance pas.
Je tripote mon stylo. Ça donne une contenance. Ça contient mon impatience. Je jette un œil sur cette forme bleu marine. J'y lis : "Reynolds Fifty 048 Made in France". Voilà. Je n'en peux plus. On n'en est qu'à Martineau. Le premier des deux. Déboutonner le haut de ma chemise, laisser tomber les épaules, péter un coup, décontracter les biceps, toute cette machinerie qui me sert de corps, marcher avec nonchalance, caressé par l'air doux et apaisé de ce soir de juin, dehors, au-delà des fenêtres closes, dans mon dos, qui se reflètent dans les fines bésicles de la Osterman. "Je suis un soir d'été…", et c'est Brel qui me vient en aide, me susurre son lent refrain semblable à un zéphyr soufflant sur les neurones ankylosés, me rafraîchit quelques courtes secondes, puis m'agace, m'obsède. Les mots martèlent mon esprit, ceux du grand Jacques, ceux de la mère Blanchard, et me voilà maintenant bien cloisonné. Mon immobilité devient asphyxiante. 18h59.
Je suis en apnée. Mais j'ai dépassé depuis déjà un bon paquet de noms d'élèves la limite de survie. Il faut que je respire. 19h06. C'était long Martineau. Le premier des deux. Et vlan, ça y est, le point dans le dos, dans le creux de l'omoplate droite, le revoilà… bon dieu d'bon dieu d'bon dieu ! Je fixe les genoux d'Osterman, je grignote la durée avec des pensées inavouables… Rien à faire, chaque seconde est de plomb, c'est une suite de gongs qui résonnent dans ma tête, freinant le temps plus qu'ils ne le rythment. Intenable. Martinet. 19h13. Même plus le courage de compter le nombre de chaises, de trousses, de je ne sais quoi encore… En plus, il y a autant de chaises que de trousses que d'individus que de faciès concentrés dans cette salle. On tournerait en rond à vouloir compter quoi ce soit. Pourtant, il faut bien faire quelque chose pour que le temps s'égrène. Les murs non plus ne sont d'aucun secours. D'un blanc fatigué, sans une affiche punaisée, ils se contentent d'être là, de nous emprisonner, de m'emprisonner. Mauricet.
Je bénis Allah, Yahvé, Zeus, le Père Noël et tous les autres de ne pas m'avoir imposé de surcroît l'envie d'uriner. C'est déjà ça. Mais les aisselles transpirent. Depuis ce matin, elles fermentent. Les doigts des pieds et des mains sont crispés. Le fessier est plus dur que le bois de la chaise qui l'accueille. Je rêve d'une douche à mi-chemin entre le tiède et le froid, puis d'un massage, de frissons délicieux sur tout l'épiderme, d'un relâchement de tout mon être. Du frais, du frais, un éclatement de frais, une explosion de frais. Le bonheur absolu. Les pieds sont douloureux, on dirait qu'ils ont enflé. Eux aussi veulent s'échapper de leur enveloppe de cuir. J'ai les arpions qui grossissent, grossissent, je ne pense plus qu'à eux. Les paroles scientifico-pédagogiques de la maîtresse de cérémonie se délitent… Je ne perçois plus qu'un brouhaha, persistant mais monotone ; j'oublie les élèves, les glorieux points glanés lors de mon inspection, les moyennes du trimestre, les décisions prises pour les orientations, les guiboles de la prof d'anglais, les Reebok d'Orsetti, tout, tout…
"Les consignes du ministère sont à ce sujet très explicites et nous ne pouvons nous permettre de prendre cette décision à la légère…"
La phrase, pondérée et sentencieuse, du proviseur me claque à la figure… Pourquoi cette phrase-là ? Le ton moralisateur, peut-être. La puante conformité officielle qui s'en dégage, sûrement. L'idéologie bien-pensante, sans aucun doute. Cette fois, mes pieds et ma sensibilité n'en peuvent plus de se contenir, c'en est trop… J'éclate : "Fichez-nous la paix Blanchard ! Où vous croyez-vous avec vos bondieuseries éducatives, et votre… votre arrogance de pétasse asservie à un système de m… !" Je me lève brusquement, rouge de colère, toussant et postillonnant des restes de mots que je ne comprends même plus, j'empoigne ce qui me sert de cartable, oubliant ma trousse marron sur la table, je me cogne au dossier d'une chaise, je file vers la porte, je la pousse… Je comprends qu'il faut la tirer, je rougis davantage, je la tire, furieux à l'extrême, et, au moment de fuir, je me tourne vers l'assistance silencieuse et figée, et je vide mes poumons en lançant avec force : "Adieu les moutons !"
L'air du soir est plus doux que je ne l'avais imaginé. Un vent délicat bruisse les feuilles des chênes de la cour du lycée. Le corps soulagé, l'esprit purgé, il me semble que j'effleure à peine les gravillons. Au moment de passer la grille en fer forgé, je sens ma vessie se compresser. Sourire au coin des lèvres, je me dis que le destin, décidément, n'est qu'une pissotière.