Personnages

Jehans Grosses Mains

~ "Celui-là qui crie si fort lui a plu tout de suite, avec sa grosse tête rougeaude à cheveux jaunes qui dépasse le commun des mortels ; épaules, ventre et visage larges, mains démesurées qui empoigneraient n’importe quel bestiau furieux. Un géant à la boisson joyeuse, il s’en est aperçu pendant les longues soirées d’hiver." 

~ "Torse et tête nus, Jehans est devenu monstrueux, bouffi de partout, des joues, de l’encolure, des épaules, des bras, du ventre… Plus énorme qu’il ne l’a jamais été. Une véritable forteresse à lui seul."

< Photo : Falstaff, film d'Orson Welles (1965)

Guilhem Caput Stuppae

\ Personnage réel : Guillaume Ier "Tête d'Étoupe" (comte de Poitiers) et III (duc d'Aquitaine), né vers 915, mort en 963. 

~ "Le fils aîné du comte, Guilhem, est là aussi, reconnaissable à son visage osseux, à ses yeux fous et mobiles ainsi qu’à ses cheveux clairsemés semblables à de la filasse de chanvre qui le fait appeler Tête d’Étoupe. À en croire la tache jaunâtre à la base du vêtement, il porte une peau de martre dont le brun-roux accentue encore la laideur de ses traits. Sa réputation de querelleur le suit partout. La mine inquiète, il scrute Araldus en dilatant affreusement les narines." 

< Photo : Klaus Kinski, in Aguirre, film de Werner Herzog (1972)

Gersinde

\ Personnage réel"Gersindis"

~ "Elle baisse la tête. La femme d’Araldus voit passer les saisons sans jamais se plaindre, presque muette. Son corps, d’une grâce fluette, supporte les canicules de l’été, la froidure de l’hiver. Elle résiste aux excès de la nature, mais celle-ci lui a fait payer : deux petits êtres sont déjà sortis de ses entrailles, violacés et sans vie. Elle n’a pas pleuré. Quelques jours après chaque enfantement, elle reprend son rang d’épouse du seigneur, le visage impassible, parée d’un grossier collier de perles autour du cou, d’anneaux aux poignets, arborant une longue tunique serrée à la taille par une plaque en bronze argenté."

< Iconographie : Sérénité, par Edgar Maxence (1912), musée Sainte-Croix de Poitiers

Létard du Bornais

~ "Appuyée sur une branche de noyer taillée, la grande silhouette noire de l’homme du Bornais se découpe dans l’obscurité. Un rayon de lune éclaire un visage parcheminé aussi sec que du bois mort. 

« Cette mangerie est un péché, Araldus. » 

La voix est sourde et lénifiante, presque caressante, elle ne s’accorde pas à cette face squelettique qu’une capuche sombre encadre, aux joues creusées au point de distinguer toute la forme de la mâchoire. Le nez aquilin, disproportionné, est cassé à la base. Les yeux minuscules, sombres et enfoncés, à l’iris inexistant, ne semblent posséder qu’une large prunelle noire, faite pour transpercer les âmes. Cet homme est horriblement laid, d’une laideur à peine humaine, pense Araldus. 

- Ce soir, des hommes de Dieu festoient et oublient leur devoir sacré, ajoute Létard en chuchotant."

< Photo : Le septième sceau, film d'Ingmar Bergman (1956)

Odon

~ "Son bâton posé contre le ventre, le vieil Odon de Pouthumé tâte de ses mains tremblotantes une étoffe de laine brune. Sa mâchoire parsemée de poils blancs inégaux remue sans cesse, sans que sa bouche ne s’ouvre une seule fois, et l’on devine avec peine s’il s’agit d’une moue dubitative concernant la qualité de la bure ou d’une suite ininterrompue de tics inhérents à son âge vénérable. À dix pieds derrière lui, la belle cambrure de Raisende a attiré deux gardes hilares." 

~ "Odon n’en finit pas de mourir. Tout est prêt pour le grand départ : l’église, réparée par les vilains suite à un pillage ; sa conscience ; son âme ; ainsi que ses devoirs envers sa femme. Il n’a en effet cessé de répéter à Raisende le serment qu’elle pourra se remarier et avoir enfin des enfants. Il n’a de surcroît pas oublié de préparer des bagages qu’il faudra inhumer avec lui car il se persuade que la mort est un long pèlerinage. De fait, il se lave les pieds tous les jours en chantant des prières.

« Suis-je aussi fou que lui ? » se demande Araldus à la vue du vieillard voûté qui immerge ses jambes grêles dans une grande bassine emplie d’eau. Sa tunique marron, nouée à la taille, ne voile plus son anatomie la plus intime.

« Paix sur toi, Odon !

- Paix sur toi, mon sire ! » rétorque avec vivacité le prêtre en se tournant vers le visiteur.

- La mort ne t’a pas encore fait quérir, à ce que je vois.

- La maraude s’est sûrement égarée en chemin… Elle a beaucoup à faire de par le monde. » "

< Iconographie : Elie et la Veuve de Sarepta, par Lanfranco Giovanni (1624), musée Sainte-Croix de Poitiers

Egfroi

\ Personnage réel : Egfroi, vicomte de Châtellerault, mort vers 995. 

~ "Pendant de longues minutes, Gersinde demeure agenouillée près de l’enfant, le visage entre ses mains, psalmodiant à voix basse d’étranges incantations. Dans l’obscurité, Araldus observe la scène en se laissant bercer par le mariage harmonieux du crépitement des brindilles dans l’âtre avec ce singulier chant d’amour. Le visage d’Egfroi, si apaisé, si pur, réchauffe le cœur du guerrier bien plus que n’importe quel feu. Dans cet être fragile aux traits encore lisses, Araldus a planté les germes d’un avenir maîtrisé."

Et peut-être aussi, songe-t-il, ceux d’une infinie tendresse."

~ "Le vieux maître s’efforce de saisir les bribes de phrases proférées par Egfroi. Les mots cinglent comme des coups de fouet à son âme. Des mots, rien que des mots, mais criés, vomis, désordonnés. Des mots sans cohérence les uns à la suite des autres. Avec, cependant, dans chacun d’eux, les échos d’une profonde déchirure.

Araldus le pressent. Les images terribles d’un passé proche hantent son fils. Et il s’en veut de n’avoir pas su dompter la fougue du jeune homme. Egfroi n’aurait jamais dû partir à la guerre.

« Sang… sang ! Bruit… rouge… rouge… oh, peur ! » "

< Photo : Cris Campion in Charlemagne, prince à cheval, téléfilm de Clive Donner (1993)

Savari

~ " « Oh l’ami, dors-tu ! » 

Araldus a reconnu la voix amicale de Savari. Il tourne un visage inexpressif vers l’endroit d’où arrive le soldat : 

« Je ne dors pas. Je songeais. 

- Au passé, bien sûr… 

- Bien sûr. » 

Le visage émacié de Savari laisse entrapercevoir une gêne. Il se tient debout, une main sur la hanche, l’autre massant la nuque, à trois mètres d’Araldus, toujours couché de côté. 

« Les hommes ont apprêté leurs chevaux. Il ne manque que toi… 

- Voilà qui est bien. » "

< Photo : Max von Sydow in Le septième sceau, film d'Ingmar Bergman (1956)

Raisende

~ "Enhardis, ils promènent chacun une main lourde sur la croupe généreuse en bavant des mots grivois. Raisende roule des épaules et éclate d’un petit rire sensuel qui dévoile la blancheur excitante de son cou. Elle aime affoler les mâles, et sait s’y prendre. Les yeux ronds de ces deux-là, leurs doigts nerveux tapotant sur le manche de leur arme, leurs hauts-de-chausses tendus, leur posture ridicule, tout en eux la rassure sur son pouvoir de séduction, donc sur sa capacité de survie. Ces paons casqués gravitent autour d’elle, autour d’elle seule qui est leur unique préoccupation en cet instant précis ; elle les tient par le regard, par la queue, peut-être un peu par le cœur.

« Allons plus loin, ma Raisende… » chevrote Odon qui a abandonné son tissu. Le vieux prêtre passe son bras maigre dans celui de sa compagne. Elle lance à ses galants infortunés : « Vous deux, je ne vous choisis pas, je vous préfère celui-là, il est aussi sourd que bon amant… ». Elle s’esclaffe en tortillant les fesses ; le couple s’éloigne sous le regard stupide des deux hommes, bouche bée et sexes durcis."

< Photo : Falstaff, film d'Orson Welles (1965)

Abramus

~ "Le bonhomme est arrivé par le nord. Seul, équipé d’un bâton au bout duquel pendait un large tissu noué. Son pas était rapide, plus proche de la course que de la simple marche. Sa tunique couleur d’écorce était recouverte, sur le torse et le ventre, d’une épaisse pelisse poussiéreuse. Une étrange étoile en bronze, portée en collier, dansait sur sa poitrine. Au niveau des jambes, une fugace et longue nervure sculptait le drapé à chaque enjambée. Lorsque, d’un geste sec, il a laissé glisser son capuchon sur la nuque, une couronne de cheveux châtains et roux sont apparus. Des yeux verts éclairaient un visage rond, parsemé de points roux sur la peau qui le faisaient ressembler à un moine de l’île des Saxons ou bien encore à l’un de ces Bretons aventureux qu’on surprend parfois dans les marches des comtés de l’ouest."

< Photo : Falstaff, film d'Orson Welles (1965)

Le comte Eble

 

\ Personnage réel : Eble Manzer "le Bâtard", comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, né vers 870, mort vers 935. 

~ " « Tu vois à quel point je suis fatigué… Les chevauchées d’hier me semblent si lointaines. Depuis la mort de mon père, le valeureux Ramnulf, il y a plus de quarante ans, j’ai lutté sans relâche contre tous ceux qui représentaient un danger, les Robertiens, les Angevins, les Normands, et de nombreux félons parmi mes plus proches cavaliers aussi… Qu’ils soient tous damnés ! Moi le bâtard, moi le fils d’une petite courtisane, moi j’ai fait mettre genou à terre à des rois usurpateurs aussi bien qu’à des barbares avides de sang que les plus grands princes disaient invulnérables ! J’ai récupéré mes droits sur les terres de mes pères, l’Aquitaine entière est revenue dans ma main… Je suis le maître du Poitou, de l’Aunis, du Limousin, de l’Auvergne… Si ma jeunesse avait été éternelle, peut-être aurais-je envahi le monde… Bah, sornettes… J’ai tué, et j’ai aimé tuer. J’ai conquis, et j’ai aimé conquérir… Mais j’ai aussi perdu des combats, j’ai menti, j’ai méprisé des engagements… J’ai régné, Araldus, j’ai tout simplement régné… Voilà quels ont été la cause et le dessein de toute une vie… La bataille, à présent, est de me lever à chaque aurore, de tenir debout jusqu’au soir, de dominer d’un simple regard tous ceux qui m’entourent, m’approchent, me jalousent… Araldus, mon fidèle, je sais que je perdrai ce dernier duel.

- La fatigue d’une longue journée te rend amer. Cela se dissipera avec la nuit…"

< Iconographie : Oedipe maudissant Polynice, par Jacques-Augustin Pajou (1804), musée Sainte-Croix de Poitiers

Onesga

~ "Onesga continue d’assurer les travaux imposés par les maîtres. Les saisons défilent, le corps se boursoufle, elle se lève avant le jour, se couche après lui. Elle s’active avec une ardeur constante, soulève seaux d’eau, cuvettes débordantes d’épis, bûches, bottes de foin. Autour du puits, de la grange à la basse-cour, près de la marmite suspendue dans l’âtre du dominus, elle arpente son minuscule empire sans un mot, lâchant à peine quelques halètements. 

L’enfant meurt à la naissance, ce qui légitime, dans l’esprit d’Araldus, l’ordre qu’il a établi et rendu naturel." 

< Iconographie : Allégorie de la Mélancolie (ou Délia pleurant la mort de Corydon), par François-Xavier Fabre (1795), musée Sainte-Croix de Poitiers

L'Acabassé

~ "On l’appelle l’Acabassé ou encore le Maure. 

Cela dépend des humeurs des hommes, des caprices du ciel. Son visage fripé brunit encore davantage au moindre rayon de soleil et ses sourcils plus broussailleux qu’un sombre taillis de sous-bois lui mangent la base du front. Il promène sa silhouette tordue des abords d’un village à la proximité d’un champ, ne réclamant jamais rien, se contentant d’être là, à distance sans être trop éloigné, baveux et misérable, heureux qu’on lui jette des restes de victuailles, des morceaux d’habits et quelques cailloux. L’été, c’est l’opulence. Dans sa pauvre tête fruste a alors germé l’idée d’utiliser un sac plus grand afin de ramener des grains de blé et les grappes de raisin pourri. Pendant les aoûtages, près des épis allongés qu’on bat au fléau, des groupes de filles hilares lui montrent leurs beaux culs tout blancs. Les très bonnes années, moissonneurs puis vendangeurs oublient même les injures et les crachats habituels et lâchent des « poure patirèa » comme s’il était devenu un saint ermite. 

On le dit muet. Il grogne seulement un peu à chaque début d’averse. Encore que des gamins l’aient observé, un jour qu’il était assis au milieu d’une petite clairière, tout entouré d’oiseaux, en train de chantonner un jargon incompréhensible. Ainsi donc, il parle aux bêtes, et probablement aux esprits. Mais nul ne s’en plaint autrement. Il ne vole pas et se sauve dès qu’on l’approche en brandissant un bâton." 

< Photo : Anthony Quinn in Notre-Dame de Paris, film de Jean Delannoy (1956)

Retour
track